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La catastrophe naturelle en littérature: écritures franco - caribéennes
Abstract (PL)
Le Premier chapitre sera consacré à une présentation des concepts théoriques nécessaires pour étudier la catastrophe, ses interprétations et ses représentations littéraires. Il sera important à ce stade de définir les différents types de catastrophes classées d’habitude, suivant leur origine, comme « catastrophes naturelles » et « catastrophes d’origine humaine ». Une troisième catégorie, celle de « catastrophe écologique », semble particulièrement apte à décrire la situation contemporaine, à une époque où les distinctions entre ces catégories sont moins étanches qu’auparavant. Afin d’expliciter les différents aspects du phénomène, nous nous appuierons sur une approche pluridisciplinaire, en faisant référence aux travaux des sociologues, des géographes et des historiens qui se sont intéressés à sa représentation dans l’art (littérature et peinture). Dans son ouvrage, Catastrophes : une histoire culturelle XVIe – XXIe siècle (2008), François Walter a dressé un panorama de l’évolution de l’interprétation de la catastrophe selon trois coupes diachroniques : « les sociétés anciennes (XVIe Ŕ XVIIIe siècles) », « du milieu du XVIIIe siècle à la Première Guerre mondiale » et « de 1918 à l’époque contemporaine ». L’étude de Walter nous permettra d’évoquer plusieurs œuvres en les situant à des époques précises. En effet, les cataclysmes occupent une place prépondérante déjà dans les récits fondateurs (mythiques et religieux), comme l’Apocalypse et la Genèse bibliques, le Coran ou l’Épopée de Gilgamesh. Nous allons rappeler aussi le témoignage de Pline le Jeune à propos de l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C. et quelques autres récits des catastrophes du passé, comme les épidémies de peste qui ont ravagé l’Europe pendant des siècles. Nous allons tenir compte également dans notre parcours panoramique du tremblement de terre de Lisbonne, survenu en 1755, décrit notamment par Voltaire dans son Poème sur le désastre de Lisbonne (1756) ; son interprétation aura définitivement changé la manière 13 dont la catastrophe naturelle sera perçue. Nous verrons ensuite qu’une « esthétisation » des cataclysmes sera proposée par les belles lettres à partir de la fin du XVIIIe siècle avec la diffusion des idées préromantiques, notamment par Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie, publié en 1788. Après la découverte des ruines d’Herculanum en 1709 et de Pompéi en 1748, les éruptions volcaniques vont nourrir l’imaginaire d’autres écrivains. Parmi ces derniers, nous allons évoquer l’Anglais Edward Bulwer-Lytton, auteur de The Last Days of Pompeii, roman historique publié en 1834 et Victor Hugo, auteur de « Les raisons du Momotombo », poème publié en 1859 dans La légende des siècles où le poète évoque l’éruption d’un volcan au Nicaragua. Nous prendrons aussi en examen la mise en fiction des désastres en mer dans la littérature du XXe siècle, en particulier dans l’œuvre de Joseph Conrad et de Richard Hughes. Au XXe siècle, marqué par les conflits mondiaux, la Shoah, la menace nucléaire, les attentats du World Trade Center et le réchauffement climatique, l’on assiste à une prolifération de fictions sur la catastrophe et l’apocalypse, en particulier à partir des années 1960. Dans les dernières décennies, des auteurs du monde entier ont eu recours au genre post-apocalyptique pour imaginer l’état de la Terre après des catastrophes variées (écologique, nucléaire, invasion de zombis, épidémie). Avant de clore le premier chapitre, nous allons discuter les dix thèses mises de l’avant par Peter Utz dans Culture de la catastrophe. Les littératures suisses face aux cataclysmes (2013) sur les fonctions et les caractéristiques de la littérature de la catastrophe. Elles soustendront par la suite notre analyse des œuvres caribéennes, mais déjà dans le premier chapitre, nous allons les expliciter à partir des romans des auteurs européens francophones : Les Enfants du Capitaine Grant (1868), L’Île mystérieuse (1875) et Le Volcan d’or (1899) de Jules Verne, la nouvelle L’Inondation (1885) d’Émile Zola, La Grande peur dans la montagne (1926) et Derborence (1934) de Charles-Ferdinand Ramuz, Zola Jackson (2010) de Gilles Leroy et Ouragan (2010) de Laurent Gaudé. Dans le Deuxième chapitre, applicatif, nous allons opérer une mise en perspective caribéenne, en proposant une analyse de plusieurs œuvres où apparaissent des catastrophes naturelles qui ont eu lieu aux Antilles françaises. Notre corpus sera constitué de romans 14 écrits par des auteurs martiniquais (Raphaël Tardon, Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau), guadeloupéens (Daniel Maximin, Maryse Condé, Gisèle Pineau), une Québécoise (Dominique Fortier), un écrivain français de la métropole (Daniel Picouly) et le tandem franco-guadeloupéen, Simone et André Schwarz-Bart. Ce « transit postcolonial » mettra en évidence les points de convergence dans l’écriture de la catastrophe naturelle dans tout l’espace caribéen. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les ouvrages du Cubain Antonio Benìtez-Rojo (La isla que se repite : el Caribe y la perspectiva posmoderna, 1989), du Martiniquais Édouard Glissant (Poétique de la relation, 1990) et du Guadeloupéen Daniel Maximin (Les fruits du cyclone : une géopoétique de la Caraïbe, 2006). Les littératures caribéennes sont en effet porteuses de préoccupations communes malgré le caractère composite de leurs territoires d’origine. Compte tenu des différences du point de vue de la langue et surtout des expériences historiques3 , ces littératures ont souvent exprimé les liens qui se sont créés entre les habitants des îles et la nature tropicale, hostile au colonisateur européen. Une telle alliance contre l’oppresseur (relevant souvent du réalisme magique), entre les peuples opprimés et l’élément naturel a eu pour résultat la création d’une conscience écologique à laquelle les auteurs caribéens ont souvent donné voix. Dans le Troisième chapitre, nous illustrerons d’abord la situation en Haïti après le séisme du 12 janvier 2010, en faisant référence aux travaux de plusieurs chercheurs haïtiens qui abordent des questions socioculturelles, politiques et historiques liées à la catastrophe de 2010. Nous examinerons ensuite les différentes formes de récit-témoignage nées du séisme en Haïti mais aussi ailleurs, car la catastrophe a suscité des réactions immédiates aux quatre coins de la planète. Nous allons privilégier dans nos analyses une démarche pluridisciplinaire à l’appui de propositions théoriques qui appartiennent à plusieurs domaines d’études : la psychanalyse (Peter Kuon, Cathy Caruth, Anny Dayan Rosenman), les études littéraires postcoloniales (Martin Munro, Michael J. Dash, Stéphane 3 Ainsi, parmi les pays caribéens francophones, il est important de distinguer Haïti de la Martinique et de la Guadeloupe car leurs histoires, aux origines coloniales semblables, sont sensiblement différentes, l’indépendance d’Haïti de la France datant de 1804. Voir Virginie Turcotte, Lire l’altérité culturelle dans les textes antillais, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2010, p. 27. 15 Martelly, Yves Chemla, Marie-Denise Shelton) et les disaster studies (Mark D. Anderson). Dans un premier temps, nous analyserons des ouvrages collectifs parus après le séisme haïtien. Leur caractère supranational et translinguistique confirme leur double visée : solliciter la solidarité et témoigner de la situation haïtienne de façon objective, contre les clichés diffusés sur le pays caribéen. On verra la même démarche de déconstruction des stéréotypes associés à Haïti dans des ouvrages de Paul Farmer et de Robert Chaudenson. À ces récits-témoignages, nous confronterons deux témoignages écrits par des auteurs venus de l’étranger qui se trouvaient en Haïti au moment du séisme (Marc Perreault et LionelÉdouard Martin) et deux récits rédigés par des Haïtiens émigrés en France (Tinan Leroy et Philomé Robert) où le séisme donne prétexte à la narration des épisodes qui appartiennent au passé des auteurs. Notre analyse sera ensuite focalisée sur les récits-témoignages écrits par des auteurs haïtiens qui vivent en Haïti et en diaspora (France, Québec, États-Unis). Ces textes peuvent être interprétés comme des « contre-discours » qui s’opposent à la narration officielle du désastre, celle des médias internationaux. Nous analyserons six œuvres qui se situent entre le témoignage et l’essai, et où la chronique des faits s’accompagne de réflexions sur la situation haïtienne : Create Dangerously. The Immigrant Artist at Work (2010) d’Edwidge Danticat, Failles (2010) de Yanick Lahens, Haïti kenbe la ! (2010) de Rodney Saint-Éloi, Tout bouge autour de moi (2010) de Dany Laferrière, Des décombres et des hommes. Chroniques de la vie quotidienne en Haïti après le 12 janvier 2010 (2017) de Jean Marie Théodat et Je ne vais rien te cacher : lettres à Georges Anglade (2015) de Verly Dabel. Plusieurs préoccupations sociales et questions politiques explicitement articulées dans ce corpus vont réapparaître dans les romans haïtiens de la même période. Avant de passer à l’analyse du corpus romanesque post-sismique, nous allons retracer les répercussions qu’a eues le tremblement de terre sur un autre genre choisi par plusieurs auteurs : la poésie. Nous interpréterons quelques poèmes écrits par des Haïtiens, mais aussi par des non-Haïtiens, étant donné que la poésie permet à l’écrivain-survivant de donner corps au trauma, c’est-à-dire de raconter la catastrophe sur un mode plus intime et subjectif, moins fréquent dans le roman. 16 Le Quatrième chapitre (final) sera entièrement consacré aux romans haïtiens engendrés et habités par le séisme tant au niveau thématique que formel, prenant pour acquis que l’écriture de la catastrophe est présente dans la littérature haïtienne depuis longtemps et que plusieurs auteurs avaient écrit bien avant 2010 sur le désastre écologique et humanitaire en Haïti. Dans un premier temps, nous allons dresser un panorama de l’écriture de la catastrophe naturelle dans le roman haïtien : du roman paysan Gouverneurs de la rosée (1944) de Jacques Roumain jusqu’au roman tout récent de Ronald C. Paul, Les enfants des cyclones (2014), en passant par les romans dits « spiralistes », jouant sur le chaos narratif, comme Les possédés de la pleine lune (1987) de Jean-Claude Fignolé et Cathédrale du mois d’Août (1980) de Pierre Clitandre. Notre corpus post-sismique se composera ici de quinze romans haïtiens où le tremblement de terre joue un róle important du point de vue de la forme, surtout sur la structure narrative même. Les modalités de représentation du séisme y seront discutées à partir de quatre catégories chronotopiques et discursives : « s’inscrire dans la temporalité du séisme », « l’après de la catastrophe », « exprimer le retour du refoulé » et « une apocalypse formelle ». Dans les romans appartenant à la première catégorie, le séisme survient à un moment précis. Il s’agit de Soro (2011) de Gary Victor, de Danser les ombres (2015) de l’écrivain français, Laurent Gaudé et d’Impasse Dignité (2012) d’Emmelie Prophète. Dans la deuxième catégorie, nous allons analyser les romans qui se déroulent dans la période post-sismique, même quelques années après, et où les auteurs mettent en évidence les fractures sociales exacerbées par le désastre : Les jardins naissent (2011) de Jean-Euphèle Milcé, Collier de débris (2013) de Gary Victor, Aux frontières de la soif (2012) et Je suis vivant (2015) de Kettly Mars. Dans les romans rangés dans la troisième catégorie, les auteurs abordent la question de la mémoire et des souvenirs du passé : Ballade d’un amour inachevé (2013) et Avant que les ombres s’effacent (2017) de LouisPhilippe Dalembert, L’Escalier de mes désillusions (2014) de Gary Victor et Absences sans frontières (2013) d’Évelyne Trouillot. Nous allons enfin prendre en considération, dans la quatrième catégorie, des œuvres où le séisme « secoue » l’esthétique romanesque (au plan de la composition ainsi que celui de la structure discursive et narrative) : Corps mêlés 17 (2010) de Marvin Victor, Les Immortelles (2010) de Makenzy Orcel, L’Ange de charbon (2014) de Dominique Batraville et Belle merveille (2017) de James Noël. Pris dans leur ensemble, tous les chapitres aborderont une variété de questions et d’enjeux soulevés par les œuvres discutées dans notre travail. Les chapitres respectifs seront subdivisés en sous-chapitres par souci de clarté, de progression d’argumentation ou, simplement, pour en faciliter la lecture. Conçue de la sorte, notre traversée des représentations de la catastrophe naturelle en littérature nous permettra de montrer qu’il est possible de repérer, en regard d’un ensemble de traits similaires et divergents, des esthétiques diversifiées, associées à une « littérature de la catastrophe » qui, pour être « caribéenne » au sens large que nous lui donnons, ne cesse de s’écrire au-delà des frontières, à la croisée des cultures.